La réanimation cardiorespiratoire (RCR) de haute qualité est un élément crucial pour améliorer les chances de survie des patients en arrêt cardiaque. Au cours des dernières décennies, de nombreuses études ont démontré l’importance de minimiser les interruptions des compressions thoraciques afin d’optimiser la perfusion coronaire et cérébrale. Cependant, malgré les recommandations des sociétés savantes, les interruptions des compressions thoraciques restent fréquentes lors de la prise en charge des arrêts cardiaques, tant en milieu hospitalier qu’extra-hospitalier.
Cet article vise à faire le point sur les principales causes d’interruption des compressions thoraciques lors de la RCR, leurs conséquences sur le pronostic des patients, ainsi que les stratégies permettant de les minimiser. Nous nous appuierons sur les données récentes de la littérature, notamment issues d’études observationnelles à grande échelle.
Épidémiologie et impact pronostique des interruptions
Fréquence des interruptions
Plusieurs études observationnelles ont permis de quantifier la fréquence et la durée des interruptions des compressions thoraciques lors de la RCR. Dans une large étude rétrospective menée à Seattle sur 3601 arrêts cardiaques extra-hospitaliers entre 2007 et 2016, Hanisch et al. ont analysé un total de 74 584 minutes de RCR[1]. Ils ont identifié 30 043 pauses dans les compressions thoraciques, représentant 6621 minutes, soit 8,9% de la durée totale de réanimation. La durée médiane des interruptions par cas était de 83 secondes (intervalle interquartile [IQR] 46-145 secondes).
Une autre étude observationnelle menée en Belgique par Dewolf et al. sur 206 réanimations intra et extra-hospitalières a recensé 1867 interruptions des compressions, dont 623 d’une durée supérieure à 10 secondes[2]. Dans 4,3% des cas, les interruptions dépassaient 60 secondes.
Ces chiffres montrent que les interruptions des compressions thoraciques restent fréquentes malgré les recommandations, avec un impact non négligeable sur la fraction de compressions thoraciques totale.
Impact sur le pronostic
De nombreuses études ont mis en évidence une association entre la durée des interruptions des compressions thoraciques et le pronostic des patients en arrêt cardiaque.
Dans une étude observationnelle incluant 319 arrêts cardiaques extra-hospitaliers, Brouwer et al. ont montré qu’une augmentation de 5 secondes de la plus longue pause était associée à une diminution significative des chances de survie (odds ratio [OR] 0,89 ; intervalle de confiance à 95% [IC 95%] 0,83-0,95)[3]. Cette association négative était observée aussi bien pour les pauses liées à la défibrillation (OR 0,85 ; IC 95% 0,77-0,93) que pour les autres causes de pauses (OR 0,83 ; IC 95% 0,75-0,91).
Christenson et al. ont par ailleurs démontré que la fraction de compressions thoraciques (définie comme le pourcentage de temps pendant lequel des compressions sont effectuées) était un facteur prédictif indépendant de survie chez les patients présentant une fibrillation ventriculaire[4]. Une augmentation de 10% de la fraction de compressions était associée à une augmentation de 1,11 (IC 95% 1,01-1,21) des chances de survie.
Ces données soulignent l’importance de minimiser au maximum les interruptions des compressions thoraciques afin d’optimiser les chances de survie des patients en arrêt cardiaque.
Principales causes d’interruption des compressions thoraciques
Analyse du rythme cardiaque et défibrillation
L’analyse du rythme cardiaque et la défibrillation constituent la principale cause d’interruption des compressions thoraciques lors de la RCR. Dans l’étude de Hanisch et al., l’analyse manuelle du rythme et la vérification du pouls représentaient 41,6% du temps total d’interruption, avec une durée médiane de 8 secondes (IQR 5-12 secondes) par interruption[1]. L’analyse automatisée par défibrillateur semi-automatique (DSA) représentait quant à elle 13,7% du temps d’interruption, avec une durée médiane de 17 secondes (IQR 13-23 secondes).
Dewolf et al. ont également identifié l’analyse du rythme et la vérification du pouls comme la principale cause d’interruption prolongée (>10 secondes), représentant 51,6% des pauses[2].
Ces interruptions sont nécessaires pour permettre une analyse fiable du rythme cardiaque sans artefacts liés aux compressions. Cependant, leur durée peut être optimisée par différentes stratégies :
– Préchargement du défibrillateur pendant les compressions
– Reprise immédiate des compressions après le choc, sans vérification du rythme
– Développement d’algorithmes d’analyse du rythme pendant les compressions
Gestion des voies aériennes
La gestion des voies aériennes, en particulier l’intubation orotrachéale, est une autre cause fréquente d’interruption prolongée des compressions. Dans l’étude de Hanisch et al., les tentatives d’intubation représentaient 5,3% du temps total d’interruption, avec une durée médiane de 19 secondes (IQR 11-35 secondes)[1].
Wang et al. ont spécifiquement étudié l’impact de l’intubation préhospitalière sur les interruptions de RCR[5]. Sur 100 arrêts cardiaques analysés, l’intubation était responsable de 25% des interruptions de compressions, avec une durée moyenne de 46,5 secondes par tentative (IC 95% 40,0-53,0 secondes).
Il est important de noter que la proportion de cas avec interruption pour intubation a diminué au fil du temps dans l’étude de Hanisch et al., passant de 33,5% en 2007 à 16,7% en 2016 (p<0,0001)[1]. Ceci suggère une amélioration des pratiques, avec une capacité croissante à intuber sans interrompre les compressions.
Changement d’opérateur pour les compressions
La fatigue du secouriste réalisant les compressions thoraciques impose un changement régulier d’opérateur, généralement toutes les 2 minutes. Ce changement peut être source d’interruptions si mal coordonné.
Dans une étude sur les arrêts cardiaques intra-hospitaliers pédiatriques, Sutton et al. ont montré que le changement d’opérateur était responsable de 41% du temps total d’interruption des compressions[6].
Abords vasculaires
La mise en place d’un accès vasculaire peut également être source d’interruptions des compressions, notamment en cas de difficulté. Dans l’étude de Hanisch et al., la pose d’une voie veineuse centrale était associée à des interruptions prolongées (médiane 32 secondes, IQR 17-77 secondes) mais peu fréquentes (58 cas sur 3601)[1].
L’utilisation croissante des dispositifs intra-osseux a permis de réduire les interruptions liées à l’abord vasculaire. Reades et al. ont montré que le temps médian pour obtenir un accès intra-osseux tibial était significativement plus court que pour une voie veineuse périphérique (4,6 vs 5,8 minutes, p<0,001)[7].
Autres causes
D’autres causes d’interruption moins fréquentes ont été rapportées :
– Déplacement du patient
– Mise en place d’un dispositif de compression thoracique mécanique
– Échographie cardiaque
– Réalisation d’une coronarographie
Évolution temporelle et impact des stratégies d’amélioration
Plusieurs études ont mis en évidence une amélioration progressive de la fraction de compressions thoraciques au fil du temps, témoignant de l’efficacité des stratégies de formation et d’optimisation des pratiques.
Dans l’étude de Hanisch et al. menée sur 10 ans, la durée médiane totale d’interruption par cas est passée de 115 secondes en 2007 à 72 secondes en 2016 (p<0,0001)[1]. La durée médiane des interruptions individuelles a également diminué, passant de 14 à 7 secondes (p<0,0001). Cette amélioration a été observée pour la plupart des causes d’interruption, notamment l’analyse du rythme manuel (11 vs 7 secondes, p<0,001) et l’analyse par DSA (22 vs 14 secondes, p<0,001).
Ces progrès sont le fruit de différentes stratégies mises en place :
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- Formation à la RCR de haute performance
- Optimisation de l’interface avec le défibrillateur (ex: préchargement pendant les compressions)
- Coordination des interventions (ex: rotation des opérateurs pendant l’analyse du rythme)
- Réalisation de certains gestes sans interrompre les compressions (intubation, pose de voie)
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L’impact de ces stratégies est illustré par l’amélioration de la fraction de compressions thoraciques, passant de <80% dans les études du Resuscitation Outcomes Consortium en 2009-2011 à >85% dans l’étude de Hanisch et al[1,4].
Stratégies de minimisation des interruptions
Analyse du rythme et défibrillation
Plusieurs stratégies permettent de réduire les interruptions liées à l’analyse du rythme et la défibrillation :
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- Préchargement du défibrillateur : Edelson et al. ont montré que le préchargement du défibrillateur pendant les compressions permettait de réduire la durée médiane de pause pré-choc de 9 à 2 secondes (p<0,001)[8].
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- Reprise immédiate des compressions après le choc : Les recommandations actuelles préconisent une reprise immédiate des compressions après le choc, sans vérification du rythme ni du pouls.
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- Analyse pendant les compressions : Des algorithmes permettant d’analyser le rythme pendant les compressions sont en développement. Berger et al. ont montré qu’un système de réduction des artefacts permettait d’identifier correctement la fibrillation ventriculaire dans 97% des cas pendant les compressions[9].
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- “Hands-on defibrillation” : Cette technique consiste à poursuivre les compressions pendant la délivrance du choc. Bien que controversée, une étude de Lloyd et al. a montré que le courant de fuite mesuré chez le secouriste était inférieur aux normes de sécurité électrique[10].
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Gestion des voies aériennes
Pour limiter les interruptions liées à la gestion des voies aériennes :
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- Privilégier initialement une oxygénation passive ou une ventilation au masque
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- Si une intubation est nécessaire, la réaliser sans interrompre les compressions
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- Utiliser des dispositifs supra-glottiques comme alternative à l’intubation
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- Former les équipes à l’intubation pendant les compressions
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Changement d’opérateur
Le changement d’opérateur pour les compressions doit être anticipé et coordonné :
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- Utiliser un minuteur pour anticiper le changement toutes les 2 minutes
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- Effectuer le changement pendant l’analyse du rythme
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- Former les équipes à un changement rapide et fluide
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Abords vasculaires
Pour limiter les interruptions liées aux abords vasculaires :
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- Privilégier l’abord intra-osseux en cas de difficulté d’accès veineux périphérique
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- Réaliser la pose de voie sans interrompre les compressions
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- Différer la pose d’une voie centrale à une phase ultérieure si nécessaire
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Autres stratégies
D’autres stratégies peuvent contribuer à minimiser les interruptions :
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- Utilisation de dispositifs de compression thoracique mécanique pour le transport
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- Réalisation de l’échographie cardiaque sans interrompre les compressions
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- Formation des équipes à la RCR de haute performance avec attribution des rôles
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- Débriefing post-réanimation avec analyse des interruptions
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Perspectives futures
Malgré les progrès réalisés, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour optimiser davantage la fraction de compressions thoraciques lors de la RCR. Plusieurs axes de recherche et développement semblent prometteurs :
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- Analyse du rythme pendant les compressions
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Le développement d’algorithmes plus performants pour l’analyse du rythme cardiaque pendant les compressions constitue un axe majeur de recherche. Coult et al. ont récemment démontré la faisabilité d’une analyse fiable de la fibrillation ventriculaire pendant les compressions thoraciques, ouvrant la voie à une réduction significative des interruptions liées à l’analyse du rythme[11].
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- Intelligence artificielle et aide à la décision
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L’intégration de l’intelligence artificielle dans les défibrillateurs pourrait permettre une optimisation en temps réel de la RCR. Des systèmes d’aide à la décision pourraient guider les secouristes sur le moment optimal pour la défibrillation ou l’administration de médicaments, limitant ainsi les interruptions non essentielles.
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- Dispositifs de feedback en temps réel
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L’utilisation de dispositifs fournissant un feedback en temps réel sur la qualité des compressions et la durée des interruptions pourrait aider les équipes à optimiser leurs performances. Une méta-analyse de Kirkbright et al. a montré que ces dispositifs amélioraient significativement la qualité de la RCR[12].
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- Formation par simulation
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Le développement de programmes de formation par simulation haute-fidélité, intégrant des scénarios complexes et un débriefing ciblé sur la minimisation des interruptions, pourrait contribuer à améliorer les performances des équipes de réanimation.
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- Optimisation des protocoles de réanimation
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Une réflexion continue sur l’optimisation des protocoles de réanimation est nécessaire. Par exemple, la stratégie de “bundle of care” proposée par Cheskes et al., intégrant plusieurs interventions visant à minimiser les interruptions, a montré des résultats prometteurs en termes d’amélioration de la fraction de compressions thoraciques[13].
Conclusion
Les interruptions des compressions thoraciques lors de la RCR restent fréquentes malgré les recommandations, avec un impact négatif démontré sur le pronostic des patients en arrêt cardiaque. Les principales causes sont l’analyse du rythme, la défibrillation, la gestion des voies aériennes et le changement d’opérateur.
Des progrès significatifs ont été réalisés ces dernières années, avec une réduction progressive de la durée des interruptions et une amélioration de la fraction de compressions thoraciques. Ces avancées sont le fruit de stratégies de formation et d’optimisation des pratiques.
La poursuite des efforts de recherche et de formation est nécessaire pour tendre vers l’objectif d’une RCR véritablement ininterrompue. Le développement de nouvelles technologies, comme l’analyse du rythme pendant les compressions, pourrait permettre de franchir un nouveau cap dans la minimisation des interruptions.
Références
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- Dewolf P, Wauters L, Clarebout G, et al. Assessment of chest compression interruptions during advanced cardiac life support. Resuscitation. 2021;165:140-147. doi:10.1016/j.resuscitation.2021.06.022
- Brouwer TF, Walker RG, Chapman FW, Koster RW. Association Between Chest Compression Interruptions and Clinical Outcomes of Ventricular Fibrillation Out-of-Hospital Cardiac Arrest. Circulation. 2015;132(11):1030-1037. doi:10.1161/CIRCULATIONAHA.115.014016
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- Lloyd MS, Heeke B, Walter PF, Langberg JJ. Hands-on defibrillation: an analysis of electrical current flow through rescuers in direct contact with patients during biphasic external defibrillation. Circulation. 2008;117(19):2510-2514. doi:10.1161/CIRCULATIONAHA.107.763011
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